Lors de la précé­dente réu­nion publique sur la tech­nolo­gie, un copain, pour se sor­tir d’une argu­men­ta­tion qu’il peinait à con­clure, coupa court en posant à l’assem­blée la ques­tion : « Mais au final qu’est ce que l’État ? ». Plus qu’une sim­ple pirou­ette, cette inter­ro­ga­tion reflé­tait une gêne évi­dente à enten­dre, au cours des échanges, con­stam­ment désign­er l’État comme enne­mi ultime, sans que soit menée une quel­conque réflex­ion sur sa nature. C’est pour cette rai­son et après d’âpres dis­cus­sions que fut décidé un débat inti­t­ulé « État critique ».
La tech­nique de tour de parole instau­rée lors des réu­nions évite au mieux les pris­es de parole intem­pes­tives et autori­taires et per­met d’abor­der de manière très dynamique et de plusieurs points de vue une prob­lé­ma­tique. Dans ce cas pré­cis, un cer­tain nom­bre de représen­ta­tions de l’État était com­muné­ment partagé, le prob­lème étant, in fine, d’en pro­pos­er une déf­i­ni­tion exploitable qui évite les amal­games boi­teux type « société=État » et qui dépasse la sim­ple énuméra­tion de ses réal­i­sa­tions coercitives.

Ne pas aller au-delà du sens com­mun con­duit à des approx­i­ma­tions voire à des con­tre-sens. Ain­si, à l’évo­ca­tion de cer­tains ser­vices publics et à la cri­tique des reculs soci­aux engen­drés par leur déman­tèle­ment par les poli­tiques libérales actuelles a été opposé que de tels pro­pos rel­e­vaient d’une nos­tal­gie ambiguë de l’État-providence. D’une part la notion d’É­tat-prov­i­dence et son util­i­sa­tion sont elles-même équiv­o­ques. D’autre part, pos­er les choses ain­si, c’est se can­ton­ner dans un « pour ou con­tre l’État ».
Les marges de manœu­vre sont étroites, puisque la sou­veraineté de l’État s’ap­puie aus­si sur les représen­ta­tions et les pré­sup­posés qui nous ont été inculqués par l’in­sti­tu­tion scolaire.

Plutôt que de chercher une expli­ca­tion philosophique, un principe pre­mier ou une final­ité à l’État, une solu­tion est peut-être à chercher du côté de sa genèse : com­ment s’est-il construit ?

Dès lors, la ques­tion de la sécu­rité sociale ou des retraites ne se pose plus cynique­ment : ces deux sys­tèmes sont indé­ni­able­ment les résul­tats, certes validés par des instances « éta­tiques », de luttes entre tra­vailleurs et exploiteurs. Et ces insti­tu­tions ren­voient à la ques­tion de la bureau­cratie, à son dou­ble rôle de ges­tion et de légiti­ma­tion de l’État, à la manière dont les admin­is­tra­tions se sont con­sti­tuées, aux cours des siè­cles, en tant que groupes soci­aux de plus en plus autonomes ‑mais tra­ver­sés de luttes internes pour l’ac­cès aux meilleurs postes, procé­dant ain­si à la sépa­ra­tion, pra­tique et sym­bol­ique, de l’État de la per­son­ne du roi. De même la con­struc­tion d’un roy­aume, la con­sti­tu­tion d’une armée par le prélève­ment d’un impôt, lequel devien­dra pro­gres­sive­ment une ressource régulière dis­tincte des prérog­a­tives doma­niales du roi, sont autant d’ob­jets qui méri­tent un exa­m­en rigoureux pour affin­er cette cri­tique de l’État.

Pour­suiv­re cette enquête, en emprun­tant à la soci­olo­gie la déf­i­ni­tion som­maire suiv­ante : « l’État est un groupe de groupes d’ac­teurs en lutte qui font et dis­ent l’État au nom de l’État », autorise plusieurs actions.

Étudi­er métic­uleuse­ment les con­di­tions de sa con­struc­tion amène à réac­tiv­er des « pos­si­bles qui n’ont pas eu lieux », à trou­ver des solu­tions con­tem­po­raines quant au moyen d’une société lib­er­taire, bal­ayant ain­si l’idée d’une sit­u­a­tion inéluctable, car naturelle.
Ramenée à des groupes soci­aux qui s’af­fron­tent pour la prise de pou­voir, donc à des prob­lèmes d’in­térêts antag­o­nistes, de légiti­ma­tion et de dom­i­na­tion, la ques­tion de l’État con­duit imman­quable­ment à celle de la lutte des class­es. Une très belle vic­toire des enne­mis des class­es laborieuses est d’avoir pro­duit et instil­lé un dis­cours idéologique reven­di­catif qui a sabor­dé les grilles d’analyse socio-économiques au prof­it de grilles eth­no-cul­turelles, délégiti­mant ain­si les reven­di­ca­tions d’é­gal­ité sociale et économique et la con­ver­gence des luttes.
Pra­tique­ment, la désig­na­tion objec­tives des « groupes qui font et dis­ent l’État » et la mise à nu des rela­tions qu’ils entre­ti­en­nent ser­vent à déter­min­er qui com­bat­tre et com­ment. Définir un adver­saire com­mun, per­met de se con­stituer soi-même en groupe antag­o­niste. Mais, il arrive que la logique d’op­po­si­tion s’emballe et que cer­tains groupes con­fondent enne­mis avérés et cousins loin­tains. À cet égard, il est peut-être salu­taire de rap­pel­er que faire jouer les rival­ités internes favorise le main­tien de la posi­tion du monarque.

À défaut d’avoir impul­sé la rédac­tion d’un ouvrage ency­clopédique sur l’État (quoique…) le débat du 25 jan­vi­er a ré-affir­mé que la réal­i­sa­tion d’une société lib­er­taire passe néces­saire­ment par la décon­struc­tion des représen­ta­tions d’État et de l’État.