Nous pub­lions, avec son autori­sa­tion, un texte de Philippe Pel­leti­er, enseignant-chercheur et géo­graphe lib­er­taire, analysant la crise actuelle liée à l’épidémie de Covid-19.

L’origine de la « crise san­i­taire » actuelle du Covid-19 — qui est en réal­ité une « crise » bien plus glob­ale — et son exten­sion don­nent lieu à de nom­breuses analy­ses. Il est évidem­ment ten­tant d’y rechercher une con­fir­ma­tion de ses petites théories. Mais les phénomènes étant par déf­i­ni­tion inédits et pos­si­ble­ment imprévus tels quels — con­traire­ment aux philoso­phies de l’histoire — il faut s’attacher à ce qui se passe réelle­ment, tout en étant con­scient du tour­bil­lon entre le trop et le pas assez d’informations.
Par­mi tous les phénomènes qui car­ac­térisent l’actuelle pandémie, deux doivent plus par­ti­c­ulière­ment attir­er notre atten­tion : l’État (sa nature, son rôle) et les médecins (leur rap­port au poli­tique et à la sci­ence, notam­ment). Ces deux ques­tions parais­sent essen­tielles pour com­pren­dre ce qu’il se passe et ce qu’il risque d’arriver à l’issue de la crise. L’aphorisme de « gou­vern­er, c’est prévoir » ayant fait preuve de son imper­ti­nence dans bien des cas, il n’implique pas que nous, indi­vidu­elle­ment ou col­lec­tive­ment, restions sans réfléchir au présent ou à la suite.

Du car­ac­tère inédit ou non de la crise

Dans cette per­spec­tive, pas­sons sur la paresse intel­lectuelle des génies procla­mant, à pro­pos des caus­es de la crise, que « c’est la faute à la mon­di­al­i­sa­tion » comme s’ils décou­vraient la lune. Certes la prop­a­ga­tion du Covid-19 au sein de l’humanité est rapi­de et intense, mais l’est-elle davan­tage que d’autres épidémies ? La ques­tion reste posée de savoir si, par rap­port aux précé­dentes mon­di­al­i­sa­tions, celle du XXIe siè­cle chang­erait de nature par sa rapid­ité et son ampleur. Il s’agit peut-être d’un faux débat qui obscur­ci­rait la nature des phénomènes en cours.
La grippe dite « espag­nole » des années 1918–1919, provenant en réal­ité des États-Unis, est à cet égard sou­vent citée. Elle aurait provo­qué entre vingt et cinquante mil­lions de morts, et c’est un bon exem­ple. Notons au pas­sage l’écart déjà exis­tant au sein de la fourchette sta­tis­tique, qui nous mon­tre décidé­ment ce que valent les éval­u­a­tions chiffrées d’une sit­u­a­tion. Soulignons égale­ment que les livres sco­laires d’histoire occul­tent sou­vent cet épisode au prof­it d’une lec­ture héroïque des « grands hommes » et de leur décli­nai­son plébéi­enne en « poilus ».
Appa­raît néan­moins une nou­veauté en ce qui con­cerne 2020 avec l’arrière-fond des médias et des nou­veaux out­ils de com­mu­ni­ca­tion : la réac­tion des pop­u­la­tions et des dirigeants, ain­si que l’utilisation des out­ils en ques­tion. Non sans para­doxe, car les ven­ti­la­teurs res­pi­ra­toires hors de prix et les appli­ca­tions virtuelles sophis­tiquées ne sup­pri­ment pas le bon vieux masque pro­phy­lac­tique en tis­su, tan­dis que la nou­velle appli­ca­tion de traçage serait cen­sée nous apporter sécu­rité, san­té et bonheur.
Met­tons égale­ment de côté l’optimisme qui ver­rait dans cette « crise san­i­taire » des effets col­latéraux béné­fiques du type « on arrête tout, on réflé­chit ». Certes, ils exis­tent : dépol­lu­tion et silence tem­po­raires, élans de sol­i­dar­ité, réflex­ions cri­tiques ou gestes qui nous per­me­t­traient de rebondir. Ils baig­nent aus­si dans la schiz­o­phrénie imposée : il est inter­dit de faire des achats qui ne seraient pas de « pre­mière néces­sité », tan­dis que le bour­rage de crânes pub­lic­i­taire con­tin­ue de se dévers­er sur les écrans télévisés.
Mais, per­son­nelle­ment, en met­tant de côté les dégâts psy­chiques et soci­aux pen­dant et après le con­fine­ment, je suis cir­con­spect vis-à-vis des rebonds posi­tifs, car l’acceptation des mesures autori­taires indis­crim­inées sou­vent con­tra­dic­toires (restez chez vous, mais allez vot­er) ou stu­pides (la bureau­cratie de l’attestation de sor­tie, véri­ta­ble Ausweiss des temps mod­ernes) par de nom­breuses per­son­nes est préoc­cu­pante. Accep­ta­tion, soumis­sion ou impuis­sance ? Pire : auto-soumis­sion ? Une chose est sûre, en France, le con­fine­ment général indif­féren­cié, a été choisi par les dirigeants, imposé et avalisé.

Crise san­i­taire et états d’urgence

L’imposition du con­fine­ment général­isé par la loi (vote dans des assem­blées par­lemen­taires ou bien décret prési­den­tiel selon les pays) et con­trôlé par les forces de répres­sion (police, gen­darmerie, armée…) con­firme, d’une part, la justesse de la posi­tion anarchiste.
Les anar­chistes, en effet, ne récusent pas l’idée d’une norme favorisant un fonc­tion­nement col­lec­tif (l’anarchie ne se con­fond pas avec l’anomie), mais deux des principes de la loi : son car­ac­tère indis­crim­iné (indif­férent à la sit­u­a­tion…), mais hyp­ocrite (la loi est cen­sée s’appliquer à tous de la même façon, en réal­ité ce n’est pas le cas selon que vous soyez riche ou mis­érable…) ; sa fab­ri­ca­tion par des politi­ciens incom­pé­tents ou cor­rom­pus au ser­vice de dif­férents pouvoirs.
Ques­tion effi­cac­ité, si l’on se con­tente de ce reg­istre, on voit, quant à la lutte con­tre la con­ta­gion épidémique, que la loi n’est pas la même en France, en Suède ou à Taïwan et qu’elle donne des résul­tats très dif­férents, ce qui nous con­firme sa pré­ten­tion arro­gante. Il faut donc réfléchir à cette mécanique implaca­ble qui s’impose à tous sans consentement.
L’ampleur des mesures adop­tées face au Covid-19 ouvre, d’autre part, la voie à leur exten­sion démesurée après la crise. On ne compte plus, désor­mais, les « états d’urgence » et même les « pleins pou­voirs » excep­tion­nels dans cer­tains pays (Hon­grie, Philip­pines…), lesquels n’ont finale­ment pas grand-chose à envi­er à des démoc­ra­ties où les par­lements sup­posés organ­is­er la société ne se réu­nis­sent même plus.
Or, une fois que du pou­voir a été don­né, il est dif­fi­cile à repren­dre. Une fois que l’État a élar­gi son con­trôle et ses sanc­tions, il ne lâchera pas facile­ment son butin. Le cas du Patri­ot Act aux États-Unis, qui a haussé le niveau d’espionnite après les atten­tats de 2001, en est un exem­ple emblé­ma­tique par­mi d’autres. En 2020, cer­taines méth­odes ont été testées grandeur nature un peu partout, qui seront sans peine plus ou moins main­tenues, en tout cas aisé­ment repro­ductibles. Les dis­posi­tifs sont en place. Les habi­tudes aus­si : pen­sons, en France, à ce délire hyp­ocrite des autori­sa­tions de sor­tie auto-proclamées, mais néan­moins con­trôlées et dure­ment sanc­tion­nées en cas d’infraction, sous la Macronie. À com­par­er avec la poli­tique de gri­bouille ou d’assassin, on ne sait, à pro­pos des masques de protection.
La soumis­sion opère sous le reg­istre non pas de la con­sci­en­ti­sa­tion, mais de la peur (la peur du gen­darme qui nous sur­veille s’additionnant à la peur du virus). Elle a été antérieure­ment favorisée par une légiti­ma­tion répétée de « l’état d’urgence », que cette urgence soit san­i­taire, anti-ter­ror­iste, écologique ou cli­ma­tique. La peur, l’intégration et l’intériorisation de la peur, cet out­il mod­èle des États total­i­taires, trou­ve désor­mais sa voie dans les États démoc­ra­tiques. Qu’avec le Covid-19, elle soit par­tie de la Chine et qu’elle s’incarne dans la Chine, quin­tes­sence de l’État autori­taire « post-mod­erne » mani­ant la peur et la répres­sion à haute dose, est sig­ni­fi­catif. J’y reviendrai.
Le pire, c’est que les col­lap­so­logues de toutes obé­di­ences, en agi­tant l’effondrement et autre fin du monde, ont pré­paré, qu’ils le veuil­lent ou non, cette pan-pho­bie (peur général­isée) qui nous assigne à rési­dence. Une ten­dance psy­chologique à la noirci­tude favorise mal­heureuse­ment chez cer­tains, notam­ment chez des mil­i­tants, une ten­dance nihiliste dans ce monde qui est certes dés­espérant. Avec un Nico­las Hulot ou même un Jean Viard procla­mant que « la nature se venge », rien de nou­veau sous la lune des prophètes de mal­heur. En revanche, on ne saura pas si Nadia, la tigresse malaise du zoo de New York con­t­a­m­inée au Covid-19 par un gar­di­en, a été vic­time d’une « human­ité qui se venge ».
Quelques post-marx­istes spécu­lent sur la fail­lite d’une économie cap­i­tal­iste qui, vivant de la cir­cu­la­tion des cap­i­taux et des marchan­dis­es, se retrou­verait con­fron­tée, via les mesures de con­fine­ment, à une sit­u­a­tion de grande crise, pos­si­ble­ment finale. Mais le cap­i­tal­isme s’en relèvera, comme il s’est relevé de la Pre­mière guerre mon­di­ale et de la grippe « espag­nole ». Il prof­ite même de l’actuelle crise san­i­taire et sociale pour pour­suiv­re son écré­mage du petit com­merce ou des petits agricul­teurs. Le tout s’exerce au prof­it d’une con­cen­tra­tion du cap­i­tal dans les grandes entre­pris­es aux reins solides, qui auront néan­moins leurs gag­nantes et leurs per­dantes. S’instaure déjà une nou­velle dis­tri­b­u­tion spa­tiale et inter­na­tionale du tra­vail. Le bras de fer économique et géopoli­tique entre la Chine et les États-Unis s’aggrave, tan­dis que les pré­ten­tions des pétromonar­chies sont ravalées avec la chute des prix du pétrole.
Le télé-tra­vail, potion mag­ique que cer­tains néo-libéraux et pas mal d’écologistes nous annonçaient comme idéal pour réduire les déplace­ments et autres gaz à effet de serre addi­tion­nel, tri­om­phe. Il devient la norme mélangeant le domi­cile et le labeur sur le même lieu, à durée poten­tielle­ment immense, sans syn­di­cat, avec moyens de con­trôle accrus, à dis­tance et plus ou moins anonymes, licen­ciement pos­si­ble à la clef. Coup triple : domi­cil­i­a­tion sous cou­vert de lib­erté, inten­si­fi­ca­tion des tech­nolo­gies numériques avec leur marché (pro­duc­tion, con­som­ma­tion) et nou­velle forme de con­trôle social. Quant aux gou­ver­nants qui pré­tendaient n’avoir plus rien dans les poches, ils trou­vent d’un coup de quoi ren­flouer cer­taines caisses.
L’urgentisme ali­men­té par les cat­a­strophistes et les col­lap­so­logues a pré­paré la voie à la pos­ture adop­tée par de nom­breux dirigeants sur la planète : c’est la « guerre », la « guerre con­tre le virus », la « mobil­i­sa­tion générale ». Out­re le vir­il­isme machiste véhiculé par cette référence bel­li­ciste, c’est surtout la mil­i­tari­sa­tion des mesures qui est pra­tiquée, et légitimée. De ce point de vue, la Chine, avec son régime de par­ti unique organ­isé comme une armée, est passée du statut de mod­èle fan­tas­mé par cer­tains dirigeants, y com­pris patronaux — cette com­bi­nai­son de dic­tature socio-poli­tique et d’économie de marché, ils en rêvaient ! — à celui d’application con­crète : bon, citoyens, on va faire comme à Wuhan ! Lock down ! Con­fine­ment total et indiscriminé !
Les con­tre-exem­ples de la Corée du Sud ou de Taïwan ? On les met de côté, on n’en par­le même pas, sauf pour pré­par­er la sor­tie… On n’évoque pas, ou si peu, le ciblage qui a été opéré à Taïwan (à ce jour, six décès sur une pop­u­la­tion de vingt-trois mil­lions d’habitants, ce qui, rap­porté à la pop­u­la­tion française, don­nerait en gros vingt-qua­tre décès au lieu de… vingt-cinq mille !). Cette remar­que ne sig­ni­fie pas que la ges­tion de la crise dans ces pays soit pour autant des mod­èles par­faits. On ne doit pas être dupe de l’escalade tech­nologique en Corée : sur­veil­lance et auto-sur­veil­lance sociale par les appli­ca­tions virtuelles, recherche fréné­tique sur les tests et le vac­cin — toutes ten­ta­tives qui peu­vent être payantes pour le cap­i­tal­isme local.

Cap­i­tal­isme, hygiénisme et néo-hygiénisme

Les récentes épidémies (Ebo­la, H1N1, SRAS…) n’avaient pas entraîné les mesures dra­coni­ennes et inédites provo­quées par le Covid-19, sans par­ler de la malar­ia endémique dont les dirigeants des pays rich­es se dés­in­téressent parce que cela ne les touche pas… Pour rap­pel, la malar­ia a provo­qué le décès de 435 000 per­son­nes dans le monde en 2017, à com­par­er aux 180 000 décès causés par le Covid-19 à la date du 21 avril 2020, soit près du triple. Le triple. Le monde ne s’est pas arrêté pour les pau­vres atteints du paludisme.
Selon Alain Dama­sio, c’est parce que le Covid-19 touche désor­mais les rich­es qui voy­a­gent, qui sont mobiles, qui mul­ti­plient les con­tacts physiques et qui sont ain­si plus facile­ment atteints. Cette expli­ca­tion est en par­tie vraie, surtout compte tenu du niveau de pro­pa­gande qui a été déclenchée et infligée par les médias dom­i­nants — détenus par les rich­es — quant à la men­ace du virus, mais elle mérite d’être nuancée sur plusieurs points.
En effet, il n’y a pas que les rich­es, ou les sup­posés « un pour cent », qui se dépla­cent à tra­vers le monde. Il y a aus­si les class­es moyennes, les migrants, sou­vent pau­vres, ou les religieux (les évangélistes de Daegu en Corée revenant de Wuhan, les évangélistes de Mul­house…). Le virus, nou­veau et incon­nu, est en out­re red­outable pour tout le monde puisqu’il ne se remar­que pas tout de suite, il se propage rapi­de­ment, il peut faire mourir de façon qua­si foudroy­ante : le phénomène san­i­taire est inédit.
Il existe aus­si d’autres fac­teurs : l’âge (les per­son­nes âgées étant plus rapi­de­ment touchées et en dan­ger, ce qui ren­voie à la pyra­mide des âges de chaque société), la comor­bid­ité, les con­di­tions de san­té et de vie (l’obésité et la mal-bouffe, l’entassement dans les loge­ments étroits des pop­u­la­tions pau­vres qui favorise la con­ta­gion…), prob­a­ble­ment la sai­son (mais un fac­teur par­mi d’autres, puisque le Brésil trop­i­cal n’est pas la Suède froide sans par­ler de Sin­gapour équa­to­r­i­al, trois pays qui ont été touchés). Il faut être pru­dent quant à l’évaluation et au dosage de tous les fac­teurs — ce qui doit à nou­veau nous alert­er sur tous les dis­cours monistes priv­ilé­giant une seule cause à pro­pos de dif­férentes ques­tions (le cli­mat, la reli­gion, le terrorisme…).
Il est pos­si­ble aus­si que les pop­u­la­tions des régions vieil­lis­santes de l’Europe occi­den­tale et d’une par­tie de l’Amérique du Nord, qui n’ont pas con­nu la guerre depuis plus d’un demi-siè­cle ou qui main­ti­en­nent un cer­tain niveau de vie, soient obsédées par les crises, par la peur de vieil­lir mal, de mourir. Elles sem­blent par­ti­c­ulière­ment crain­tives, elles refusent le risque, donc la prise de risque (pra­ti­quer des quar­an­taines immé­di­ate­ment au lieu de repouss­er l’échéance amenant à un con­fine­ment général­isé). Cette obses­sion est ali­men­tée par le cat­a­strophisme écologique et cli­ma­tique, notam­ment chez les plus jeunes de ces pays.
Il est sûr que la bour­geoisie n’aime pas que la mort frappe à sa porte. Se retrou­vant mêlée à la plèbe, bon gré mal gré, elle prend des mesures. Mais ce n’est pas nou­veau. L’hygiénisme, à par­tir du XIXe siè­cle, s’est dévelop­pé, en par­ti­c­uli­er dans les villes et grâce à cer­taines insti­tu­tions comme l’école, pour que la peste, ici prise dans un sens générique, ne vienne pas la gan­gren­er. Le peu­ple a ain­si béné­fi­cié peu à peu de l’eau courante, du tout à l’égout, du ramas­sage des ordures et de la médecine de masse (vac­ci­na­tion, etc.).
Ce rôle de la bour­geoisie appuyé sur l’État et ses moyens est cen­tral. Il doit être cor­recte­ment inté­gré dans l’analyse poli­tique. Or, de même qu’ils n’avaient absol­u­ment pas prévu le développe­ment des class­es moyennes et encore moins le fordisme, Marx et ses épigones ont été inca­pables, pris dans leur dichotomie car­i­cat­u­rale entre bour­geoisie et pro­lé­tari­at, de voir égale­ment que la bour­geoisie ne fai­sait pas seule­ment que de l’extraction de la plus-val­ue et que l’État n’était pas seule­ment son fondé de pou­voir. Par l’État notam­ment, la bour­geoisie pou­vait pro­téger le peu­ple, au moins en par­tie, pour ses pro­pres intérêts. Cer­tains anar­chistes, parce que l’État incar­ne le mal, ne pou­vaient pas non plus con­sid­ér­er qu’il fasse aus­si un peu de bien, via les ser­vices publics (cf. les débats au con­grès de Brux­elles de l’AIT en 1874).
La con­séquence poli­tique para­doxale de cette con­cep­tion, réside dans le fait que la social-démoc­ra­tie, marx­iste en théorie, hygiéniste en pra­tique, a favorisé un cer­tain pro­grès, suivi par la démoc­ra­tie chré­ti­enne en Occi­dent. Le con­cept glob­al de « cap­i­tal­isme » ou d’«étatisme » ne doit pas non plus mas­quer la plu­ral­ité des « cap­i­tal­ismes » et des États corol­laires. De fait, en ce qui con­cerne les mesures pris­es face au coro­n­avirus, on observe des poli­tiques dif­férentes, voire très dif­férentes d’un État à l’autre.
Les États anglo-libéraux ont choisi une poli­tique d’«immunité col­lec­tive » con­forme à leur « laiss­er faire » social-dar­winien, du type « la survie des plus adap­tés », quitte à pren­dre par la suite des mesures plus dras­tiques (Roy­aume-Uni, États-Unis…). Les dirigeants con­t­a­m­inés n’y ont de toute façon pas de prob­lème pour être pris en charge. Les pays anci­en­nement socio-démoc­rates en décom­po­si­tion néo-libérale, où le sys­tème pub­lic de san­té est en chute libre, ont mon­tré qu’ils n’étaient pas pré­parés (France, Ital­ie, Espagne…). D’autres ont été plus intel­li­gents (Suède, Alle­magne, Con­fédéra­tion helvé­tique…), peut-être parce que moins vic­times du syn­drome napoléonien présent dans d’autres pays, celui du chef qui veut diriger son pays comme un général (Macron, Trump, Bol­sonaro, Orban, Duterte…).
Les États du « nation­al-développe­men­tal­isme » démoc­ra­tique à forte tra­di­tion de mobil­i­sa­tion col­lec­tive (Corée du Sud, Japon, Taïwan, ceux-là ayant de sur­croît tiré les leçons de l’épidémie du SRAS de 2002–2003, et du MERS en Corée en 2015) ont ciblé les pop­u­la­tions con­t­a­m­inées (tests, clus­ters, quar­an­taine…). Ils ont mul­ti­plié les mesures de préven­tion (masques) et de sen­si­bil­i­sa­tion. C’est ce qui explique leur faible nom­bre de décès pro­por­tion­nelle­ment à la pop­u­la­tion. Quant aux États du « nation­al-développe­men­tal­isme » autori­taire, ils ont pra­tiqué la démon­stra­tion de force (Chine, Inde) ou l’arrogance (Brésil, où Bol­sonaro va le payer).
De fait, c’est le grand retour de l’État régalien, même chez les anglo-libéraux. Un État qui met son admin­is­tra­tion, sa police, son armée et même sa diplo­matie au ser­vice de l’hygiénisme rad­i­cal, sur le mode du « on n’est peut-être pas capa­ble de lut­ter effi­cace­ment con­tre le chô­mage, mais on s’occupe de vous ». Vous, c’est-à-dire le peu­ple qui ne doit pas con­t­a­min­er les puis­sants et qui doit être pré­paré afin d’être rapi­de­ment remis au tra­vail, quitte à sac­ri­fi­er les vieux impro­duc­tifs et qui coû­tent cher (sans le dire ouverte­ment, et encore).
Les dirigeants, petits ou grands, y ont vu l’occasion de se poster en grand chef d’état-major. Leur rêve de gosse est devenu réal­ité : guerre au virus, tous au com­bat, mobil­i­sa­tion des troupes, on bloque tout, on ver­balise ! L’idéologie guer­rière est réin­jec­tée dans la sphère quo­ti­di­enne, puisque la guerre con­tre le ter­ror­isme est trop loin­taine… S’y ajoute une grande louche de dém­a­gogie : le retour annon­cé par Macron en France de « l’État-providence », rien moins que cela ! Qui y croit ?

Le biopou­voir des médecins

Avec le Covid-19, un cran est en out­re franchi entre le pou­voir d’État et le pou­voir des savants, aux pre­miers rangs desquels fig­urent les médecins. On se retrou­ve comme au beau temps de l’hygiénisme, ou de l’ancienne lutte anti-alcoolique (car le kil de rouge était plus néfaste que l’extorsion de la plus-val­ue). Non con­tents de parad­er sur les plateaux télévisés tout en arbo­rant une fausse humil­ité (« on ne sait pas », « on ne saura pas avant que », « restons pru­dents »), et doté d’un sacré culot dém­a­gogique (« nous, on ne fait pas de poli­tique »), les man­darins en blouse blanche, bien silen­cieux hier pour cer­tains quand l’hôpital pub­lic était liq­uidé, affir­ment désor­mais leur toute-puis­sance. Can­ton­nés jusque-là dans des ques­tions de bio-éthique, néan­moins à forts enjeux économiques (PMA, etc.) et élec­toral­istes (pour la Macronie : com­ment se démar­quer des con­ser­va­teurs), ils redressent la tête avec leur cohorte de sup­plétifs plus ou moins experts : ils appa­rais­sent comme les maîtres de la sit­u­a­tion et du monde.
C’est le tri­om­phe du biopou­voir : de ce régime qui porte sur des sujets con­sid­érés non plus comme des por­teurs de droits, mais comme des corps vivants. Ce biopou­voir n’est évidem­ment pas nou­veau. N’oublions pas que, bien avant l’analyse fou­cal­di­enne, il a été théorisé par le géopoliti­cien Rudolf Kjel­lén qui, dès 1905, conçoit l’État comme une force en expan­sion dans un « espace vital ». L’idée a ensuite été reprise par les rap­ports du Club de Rome qui, aler­tant sur la crois­sance démo­graphique, ont réclamé une ges­tion des pop­u­la­tions par l’intermédiaire de l’environnement.
Le biopou­voir sort ren­for­cé de la crise du Covid-19. On s’approche même de ce « gou­verne­ment des savants » craint et pronos­tiqué par Michel Bak­ou­nine en 1872 quand celui-ci visait à la fois les dérives reli­gio-sci­en­tistes des par­ti­sans d’Auguste Comte et les visées autori­taires de Marx avec son « social­isme sci­en­tifique » (proclamé comme tel au con­grès de La Haye de l’AIT en 1872, celui-là même qui vit l’exclusion de Bakounine).
Mais les médecins ne sont pas totale­ment les maîtres du monde, car ils dépen­dent de deux logiques dont ils sont plus ou moins les acteurs et pro­prié­taires : l’économie (les lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques, le marché des médica­ments et des biens san­i­taires, les hôpi­taux) et le poli­tique (les sys­tèmes juridiques d’autorisation, les con­trôles, les finance­ments, les déci­sions). L’instance qui est cen­sée faire le lien au niveau inter­na­tion­al, l’OMS, dont l’ancêtre est né à l’issue de la grippe « espag­nole », ne fait en out­re pas l’unanimité.
Son fonc­tion­nement est d’ailleurs aus­si opaque et guère plus démoc­ra­tique que celui du GIEC, par exem­ple. En tous les cas, les médias ne font rien pour nous éclair­er. Aus­si le citoyen français lamb­da con­naî­tra-t-il le nom de cer­taines vic­times du Covid-19 — ancien min­istre, ancien dirigeant sportif, tel sax­o­phon­iste — mais sera inca­pable de don­ner le nom du directeur général de cette insti­tu­tion mon­di­ale. Faire le test autour de soi.
Dans les pays démoc­ra­tiques, la classe médi­cale et la classe poli­tique peu­vent se ren­voy­er la balle dans un jeu aus­si sournois qu’hypocrite, les médecins dis­ant donc « nous, on ne fait pas de poli­tique », les poli­tiques affir­mant « nous, on écoute les médecins ». On sait très bien que le résul­tat est une cote mal tail­lée entre les deux en fonc­tion des rap­ports de force, du con­texte mais aus­si de la socio-cul­ture (le port de masque en cas de grippe étant, par exem­ple, une habi­tude admise, et sal­va­trice, dans les pays extrême-orientaux).
Le néo-hygiénisme qui se met en place avec la ges­tion de la crise du Covid-19 sem­ble franchir une nou­velle étape du biopou­voir : on série les corps (cer­tains sont con­damnés en fonc­tion de l’âge ou de la richesse), on les con­trôle par le con­fine­ment, on les sépare par une ségré­ga­tion accrue des class­es (ceux qui dis­posent d’un jardin ou d’un grand apparte­ment ver­sus les autres) et on immo­bilise les sujets de droit. À cette échelle, c’est du jamais vu.

Pas de con­sen­sus scientifique

Ce biopou­voir néo-hygiéniste joue aus­si sur les con­nais­sances sci­en­tifiques dont il dis­pose. C’est un point cru­cial sur lequel la crise du Covid-19 nous a adressé une leçon magis­trale : les médecins et les experts médi­caux ne sont pas d’accord entre eux, mal­gré la bat­terie de mesures, de tests, d’expérimentations, de rap­ports, à un niveau métrologique rarement atteint. Il y a quelques con­sen­sus, mais pas d’unanimité, ni sur l’étiologie, ni sur la parade. Mais doit-on s’en plaindre ?
Met­tons de côté les batailles d’ego qui masquent les vraies batailles de labos, de rap­ports avec la puis­sance poli­tique ou médi­a­tique, et de pou­voir tout court. Le tout opère sur fond d’enjeux économiques colos­saux (ges­tion des stocks de médica­ments et de para-phar­ma­cie, jack­pot du futur vac­cin) dans une com­péti­tion qui est aus­si général­isée et mon­di­al­isée que la prop­a­ga­tion du virus lui-même. Relevons plutôt ce qui nous fait avancer.
La société redé­cou­vre que la médecine est autant un savoir, voire un art, qu’une sci­ence exacte. Que la sci­ence elle-même ne « sait pas » tout, qu’elle est défail­lante. C’est-à-dire que les savants ne savent pas tout sur tout. Que nous devons être hum­bles et avoir rai­son garder dans ce domaine. Il en découle deux avertissements.
Pre­mière­ment, il faut appli­quer ce con­stat à des champs sci­en­tifiques autre que la médecine, en par­ti­c­uli­er l’écologie et la cli­ma­tolo­gie qui sont aux pre­mières loges du XXIe siè­cle com­mençant. Ces sci­ences, elles non plus, ne savent pas tout, elles évolu­ent. Y com­pris avec l’appareillage sci­en­tifique. Notre igno­rance du Covid-19 avant son appari­tion doit aus­si nous alert­er sur ceux qui pré­ten­dent avoir tout recen­sé du vivant sur terre, ouvrant la brèche aux cat­a­strophistes qui nous chiffrent des extinc­tions d’espèces alors même que nous n’en con­nais­sons pas l’étendue. L’humilité impose la pru­dence, et donc la retenue dans la rhé­torique catastrophiste.
Elle ren­voie, deux­ième­ment, à la ques­tion de l’étiologie du Covid-19. En élim­i­nant les thès­es plus ou moins com­plo­tistes, qui ne doivent toute­fois pas exonér­er l’existence récur­rente de « savants fous » dans des lab­o­ra­toires privés ou mil­i­taires, on voit sur­gir des expli­ca­tions pour le moins préoc­cu­pantes en ce qu’elle com­porte des élé­ments de vérité, ou d’hypothèses, mais brassés dans une grande confusion.
Le virus, c’est du vivant. Il s’agit donc d’une bataille entre vivants, entre humains et non-humains. Il est logique et juste que l’humain lutte pour sa survie. Il est sage qu’il fasse la part des choses et réfléchisse à la place du vivant, sans exclure l’hypothèse de la mort, voire de la mise à mort (ce qui ren­voie à la ques­tion ani­male). Il est avéré, his­torique­ment, que les virus et donc les épidémies résul­tent d’une com­bi­na­toire entre espèces ani­males et espèces humaines, avec pas­sage de l’une à l’autre sous forme de zoonoses (et récipro­que­ment). Mais établir avec pré­ci­sion le tran­sit du sauvage à l’humain via le domes­tique est moins évi­dent. Le porc, ani­mal domes­tique, était, et est encore, l’espèce qui joue un rôle-clef dans ce domaine. Le rôle d’espèces dites sauvages mais vivant en réal­ité près des hommes est qua­si cer­tain. C’est le cas de la chauve-souris à pro­pos du Covid-19, avec un tran­sit pos­si­ble via le pan­golin. C’est peut-être aus­si le cas à pro­pos d’Ebola.
Jusqu’à il y a peu, et si l’on en reste à la sec­onde moitié du XXe siè­cle et au début du XXIe siè­cle, ce sont générale­ment des ani­maux d’élevage qui sont à l’origine des épidémies : le porc (grippe « espag­nole ») et la volaille (grippes avi­aires H1N1 ou H5N1…). Con­cer­nant l’étiologie du MERS, on ne sait pas. Quant au Zika et au Chikun­gun­ya, il s’agit du mous­tique, ani­mal qui n’est certes pas domes­tiqué mais qu’on aura du mal à qual­i­fi­er de sauvage tant il accom­pa­gne les êtres humains.
De cette sit­u­a­tion, on peut tir­er deux con­stats. D’une part, l’élevage, au-delà de ses formes agro-indus­trielles mas­sives qui génèrent des épi­zooties, n’est pas respon­s­able de tout. Le Covid-19 n’est pas l’encéphalite spongi­forme. D’autre part, l’existence du mous­tique ren­voie à la ques­tion des pro­duits anti-mous­tiques comme l’invention puis l’interdiction du DDT par Alexan­der King (1909–2007), chimiste bri­tan­nique, mem­bre dirigeant de l’OCDE et cofon­da­teur de l’oligarchie cap­i­tal­iste du Club de Rome (1968). Redis­ons que la malar­ia, liée au mous­tique, con­tin­ue de tuer des cen­taines de mil­liers de morts (entre 700 000 et 2,7 mil­lions par an selon l’OMS, soit en moyenne un mort toutes les trente sec­on­des — à nou­veau notons l’incertitude des chiffres).
Insis­tons sur le fait que les grands lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques et les man­darins se dés­in­téressent de la lutte con­tre la malar­ia, tout sim­ple­ment parce que celle-ci ne touche pas les pays riches.

Le bouc émis­saire démographique

Les pre­miers dis­cours igno­bles de Trump qui visait le « virus chi­nois » ou les pre­mières réac­tions xéno­phobes des pop­u­la­tions mét­ro­pol­i­taines occi­den­tales vis-à-vis de leur Chi­na­town respec­tive ne doivent pas nous mas­quer l’importance de l’épicentre chi­nois déjà per­cep­ti­ble lors des épidémies précé­dentes (grippes avi­aires, SRAS). En pointant de façon sous-enten­due et raciste les mœurs non-civil­isés de ce peu­ple-là et décidé­ment grouil­lant (la saleté, la nour­ri­t­ure bizarre, trop nom­breux…), le prési­dent améri­cain fai­sait aus­si oubli­er que Wuhan et la Chine sont des cen­tres indus­triels dont a bien besoin le cap­i­tal­isme mon­di­al, État-Unis en tête.
Mais d’autres expli­ca­tions éti­ologiques con­cer­nant la Chine tombent aus­si dans la con­fu­sion. Ain­si selon cer­tains, ce pays serait respon­s­able des nou­velles épidémies à cause de son exten­sion démo­graphique et spa­tiale sur ses périphéries sauvages abri­tant des espèces non moins sauvages. Désta­bil­isées, celles-ci se rabat­traient sur les habi­tats humains (théorie de Car­los Zam­brana-Tor­rel­lo, David Quam­men, Didi­er Sicard, voire Den­nis Car­roll). La déforesta­tion est pointée. Mais ce genre de raison­nement com­porte deux lacunes majeures.
Il faudrait, d’une part, qu’il soit val­able dans toutes les régions du monde où s’effectue un déboise­ment mas­sif (Ama­zonie, Bornéo), d’où ne sor­tent pour­tant, à ce jour, aucun nou­veau virus, ce que les chercheurs améri­cains appel­lent les « mal­adies émer­gentes » comme leurs col­lègues écon­o­mistes avaient par­lé des « marchés émer­gents ». Le déboise­ment à Bornéo a certes provo­qué une recrude­s­cence de la malar­ia, mais celle-ci n’est pas une mal­adie nou­velle. Le cas de l’Afrique occi­den­tale est plus com­plexe, de même que celui de l’Afrique cen­trale (le bassin du Con­go) où Ebo­la est arrivé en prove­nance d’autres pays.
Il ne faut pas non plus oubli­er, d’autre part, que Wuhan, épi­cen­tre du Covid-19, de même que Hong Kong, épi­cen­tre du SRAS, se trou­vent au milieu de régions défrichées depuis des siè­cles. Wuhan, notam­ment, situé au cen­tre du bassin du Yangzi, et donc des riz­ières prob­a­ble­ment les plus anci­en­nement cul­tivées en Chine et au monde, est un arché­type de cette anthropi­sa­tion. La pre­mière forêt con­sis­tante s’y trou­ve au mieux à cent cinquante kilo­mètres. De là à dire que c’est le sup­posé déboise­ment de cette forêt qui a poussé les chauves-souris à se réfugi­er dans la ville…
Ce genre de rac­cour­ci pousse à des raison­nements grossiers reliant urban­i­sa­tion, déforesta­tion et pandémies. Il masque la com­plex­ité des chaînes de causal­ité et, surtout, là est l’essentiel, il déraille en pointant la « sur­pop­u­la­tion » qui serait à l’origine de la déforesta­tion. Cet argu­ment ressort la vieille anti­enne malthusi­enne, reprise par les con­ser­va­tion­nistes améri­caines et européens après 1945 con­tre l’«explosion démo­graphique » image qui util­i­sait explicite­ment l’holocauste atom­ique de Hiroshi­ma et de Nagasa­ki, mais en le bafouant. La Chine et l’Inde en sont les boucs émis­saires idéaux, sur fond de racisme.
Ce malthu­sian­isme aboutit à la mis­an­thropie borgne et nauséabonde d’un Yves Pac­calet (auteur de L’Humanité dis­paraî­tra, bon débar­ras, 2006, réédité en 2013, ça fait ven­dre) et autres Yves Cochet qui mon­tre com­plaisam­ment à la télévi­sion com­bi­en il survit au con­fine­ment grâce à son vaste potager per­ma­cole. Leur cynisme se con­jugue à l’hypocrisie sac­er­do­tale (faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais), puisqu’il faudrait que ce soient les autres et non pas eux qui « par­tent » en pre­mier. Les autres sont « trop nom­breux », pas eux. Cette posi­tion est égale­ment sus­pecte car elle s’accommode fort bien de ce néo-libéral­isme social-dar­winien qui ne pré­pare pas sérieuse­ment les crises san­i­taires et qui les gère à l’emporte-pièce, quitte à écrémer les maisons de retraite.
L’outrance de ces posi­tions con­tribue à obscur­cir la ques­tion démo­graphique qui est pour­tant cru­ciale et qui est, évidem­ment, un élé­ment impor­tant dans l’actuelle « crise san­i­taire ». Il est vrai que l’espèce humaine n’a jamais été aus­si nom­breuse sur terre (un mil­liard d’habitants en 1800, deux en 1960, sept en 2013). Il est non moins vrai que sa crois­sance au cours du XXe siè­cle ren­voie aux pro­grès san­i­taires et médi­caux : on en revient à la ques­tion de la sci­ence et de la médecine.
À moins de penser que l’humanité ne doit pas se nour­rir, plus elle est nom­breuse, plus elle étend son écoumène au détri­ment des « espaces sauvages », en déboisant et défrichant d’un côté, en den­si­fi­ant son agri­cul­ture et son économie de l’autre, refor­estant même par­fois (la France actuelle n’a jamais été aus­si boisée depuis la Gaule). Est-ce que des agri­cul­tures plus raison­nées, biologiques ou même per­ma­coles arriveront à nour­rir les neuf mil­liards d’habitants prévus en 2054 ? Des agri­cul­tures qui devraient être sans éle­vage et donc sans viande ? Tout pro­jet socié­taire digne de ce nom doit se pos­er la ques­tion en se méfi­ant des répons­es toutes faites, nom­brilistes, dog­ma­tiques ou autoritaires.

Le bouc émis­saire chinois

On retrou­ve décidé­ment la Chine en tant que région du monde his­torique­ment la plus peu­plée, et de nos jours encore. L’élévation moyenne de son niveau de vie l’amène à vouloir con­som­mer davan­tage de pro­téines ani­males, comme cela est tou­jours démon­tré dans ce genre de sit­u­a­tion. Ce qui implique davan­tage d’élevage, pour le lait ou la viande, et donc davan­tage de cul­tures pour nour­rir les bêtes. Par les « délo­cal­i­sa­tions » indus­trielles, le cap­i­tal­isme glob­al­isé, qui a fait de la Chine un « pays ate­lier » puis une économie mon­tant en gamme tech­nologique et expor­ta­trice, lui ajoute un sys­tème d’élevage indus­triel non moins cap­i­tal­iste, mas­sif et fragile.
Le tout opère au sein d’un régime se revendi­quant encore offi­cielle­ment de Marx, ce qui ajoute du para­doxe aux con­tra­dic­tions dans une belle com­bi­nai­son entre par­ti unique, bureau poli­tique et gou­verne­ment des savants. Les scan­dales agro-ali­men­taires indus­triels sont de fait nom­breux en Chine depuis plusieurs années, mais on ne sait pas s’ils ont un lien direct avec cette pandémie.
Point­er la déforesta­tion en Chine ou ailleurs comme cause prin­ci­pale des nou­velles pandémies ne résout en rien la ques­tion du nom­bre d’habitants sur terre. On peut même se deman­der si l’obsession con­cer­nant les « espaces sauvages », et donc leur pro­tec­tion, ne con­stitue pas, au-delà
des dimen­sions esthé­tiques, et tout en restant sur le seul plan des critères écologiques et géo­graphiques, une erreur de per­cep­tion, et donc de solu­tion. En effet, comme Ebo­la, le SRAS et le Covid-19 l’ont démon­tré, il n’y a plus de bar­rières entre le sauvage et l’artifice : il s’agit d’un même monde.
Au sein de ce monde, la com­péti­tion entre les deux hyper puis­sances cap­i­tal­istes que sont les États-Unis et la Chine s’accentue, la sec­onde étant en train de la gag­n­er. Avec le Covid-19, elle a même imposé auprès des direc­tions ordo-libérales un mod­èle autori­taire de ges­tion de crise. Dûment relayées par les médias, les images d’une métro­pole de près de neuf mil­lions d’habitants comme Wuhan où il n’y plus per­son­ne dans les rues ont fait saliv­er les grands chefs mani­aques de l’ordre et de la pro­preté. Dirigeants et médias européens oublient au pas­sage de sig­naler que si Wuhan était con­finé, Pékin, Shang­hai ou Can­ton ne l’étaient pas.
Quant à la rhé­torique sur « relo­cal­isons nos indus­tries par­ties en Chine », dotons-nous de « nos pro­pres médica­ments » et pro­mou­vons « notre agri­cul­ture locale », elle est comme le fleuve Yangzi qui passe au milieu de Wuhan : elle coule. En revanche, le mes­sage de la démon­stra­tion de force, de la vidéo-sur­veil­lance et du traçage général­isé est en train de s’ancrer, en coup triple : nou­velle pro­duc­tion, nou­veau marché, nou­velle dom­i­na­tion. La société de l’emprisonnement qui s’est élar­gi à la société du con­trôle est en train de débouch­er sur la société de l’auto-contrôle tech­nologique et général­isé. Ce ne sont plus les masques qu’il fau­dra porter après l’épidémie, ce sont d’autres masques qu’il fau­dra faire tomber.

Philippe Pel­leti­er,
5 avril 2020, actu­al­isé le 3 mai 2020.