Alexan­dre Mar­ius Jacob.
Ger­mi­nal, le 19 mars 1905

Messieurs,

Vous savez main­tenant qui je suis : un révolté vivant du pro­duit des cam­bri­o­lages. De plus j’ai incendié plusieurs hôtels et défendu ma lib­erté con­tre l’agression d’agents du pou­voir. J’ai mis à nu toute mon exis­tence de lutte ; je la soumets comme un prob­lème à vos intel­li­gences. Ne recon­nais­sant à per­son­ne le droit de me juger, je n’implore ni par­don, ni indul­gence. Je ne sol­licite pas ceux que je hais et méprise. Vous êtes les plus forts ! Dis­posez de moi comme vous l’entendrez, envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, peu m’importe ! Mais avant de nous sépar­er, lais­sez-moi vous dire un dernier mot.

Puis que vous me reprochez surtout d’être un voleur, il est utile de définir ce qu’est le vol.

À mon avis, le vol est un besoin de pren­dre que ressent tout homme pour sat­is­faire ses appétits. Or ce besoin se man­i­feste en toute chose : depuis les astres qui nais­sent et meurent pareils à des êtres, jusqu’à l’insecte qui évolue dans l’espace, si petit, si infime que nos yeux ont de la peine à le dis­tinguer. La vie n’est que vols et mas­sacres. Les plantes, les bêtes s’entre-dévorent pour sub­sis­ter. L’un ne naît que pour servir de pâture à l’autre ; mal­gré le degré de civil­i­sa­tion, de per­fectibil­ité pour mieux dire, où il est arrivé, l’homme ne fail­lit pas à cette loi ; il ne peut s’y sous­traire sous peine de mort. Il tue et les plantes et les bêtes pour s’en nour­rir. Roi des ani­maux, il est insatiable.

En out­re des objets ali­men­taires qui lui assurent la vie, l’homme se nour­rit aus­si d’air, d’eau et de lumière. Or a‑t-on jamais vu deux hommes se quereller, s’égorger pour le partage de ces ali­ments ? Pas que je sache. Cepen­dant ce sont les plus pré­cieux sans lesquels un homme ne peut vivre. On peut demeur­er plusieurs jours sans absorber de sub­stances pour lesquelles nous nous faisons esclaves. Peut-on en faire autant de l’air ? Pas même un quart d’heure. L’eau compte pour trois quarts du poids de notre organ­isme et nous est indis­pens­able pour entretenir l’élasticité de nos tis­sus ; sans la chaleur, sans le soleil, la vie serait tout à fait impossible.

Or tout homme prend, vole ces ali­ments. Lui en fait-on un crime, un délit ? Non certes ! Pourquoi réserve-t-on le reste ? Parce que ce reste exige une dépense d’effort, une somme de tra­vail. Mais le tra­vail est le pro­pre d’une société, c’est-à-dire l’association de tous les indi­vidus pour con­quérir, avec peu d’efforts, beau­coup de bien-être. Est-ce bien là l’image de ce qui existe ? Vos insti­tu­tions sont-elles basées sur un tel mode d’organisation ? La vérité démon­tre le con­traire. Plus un homme tra­vaille, moins il gagne ; moins il pro­duit, plus il béné­fi­cie. Le mérite n’est donc pas con­sid­éré. Les auda­cieux seuls s’emparent du pou­voir et s’empressent de légalis­er leurs rap­ines. Du haut en bas de l’échelle sociale tout n’est que fripon­ner­ie d’une part et idi­otie de l’autre. Com­ment voulez-vous que, pénétré de ces vérités, j’aie respec­té un tel état de choses ?

Un marc­hand d’alcool, un patron de bor­del s’enrichit, alors qu’un homme de génie va crev­er de mis­ère sur un gra­bat d’hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cor­don­nier qui con­fec­tionne des mil­liers de chaus­sures mon­tre ses orteils, le tis­serand qui fab­rique des stocks de vête­ments n’en a pas pour se cou­vrir ; le maçon qui con­stru­it des châteaux et des palais manque d’air dans un infect taud­is. Ceux qui pro­duisent tout n’ont rien, et ceux qui ne pro­duisent rien ont tout.

Un tel état de choses ne peut que pro­duire l’antagonisme entre les class­es laborieuses et la classe pos­sé­dante, c’est-à-dire fainéante. La lutte sur­git et la haine porte ses coups.

Vous appelez un homme « voleur et ban­dit », vous appliquez con­tre lui les rigueurs de la loi sans vous deman­der s’il pou­vait être autre chose. A‑t-on jamais vu un ren­tier se faire cam­bri­oleur ? J’avoue ne pas en con­naître. Mais moi qui ne suis ni ren­tier ni pro­prié­taire, qui ne suis qu’un homme ne pos­sé­dant que ses bras et son cerveau pour assur­er sa con­ser­va­tion, il m’a fal­lu tenir une autre con­duite. La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le tra­vail, la men­dic­ité, le vol. Le tra­vail, loin de me répugn­er, me plaît, l’homme ne peut même pas se pass­er de tra­vailler ; ses mus­cles, son cerveau pos­sè­dent une somme d’énergie à dépenser. Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richess­es dont j’aurais été frus­tré. En un mot, il m’a répugné de me livr­er à la pros­ti­tu­tion du tra­vail. La men­dic­ité c’est l’avilissement, la néga­tion de toute dig­nité. Tout homme a droit au ban­quet de la vie.

Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.

Le vol c’est la resti­tu­tion, la reprise de pos­ses­sion. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que mendi­er ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et com­bat­tre pied à pied mes enne­mis en faisant la guerre aux rich­es, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; qu’ouvrier docile et avachi j’eusse créé des richess­es en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crev­er au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « ban­dit cynique », mais « hon­nête ouvri­er ». Usant de la flat­terie, vous m’auriez même accordé la médaille du tra­vail. Les prêtres promet­tent un par­adis à leurs dupes ; vous, vous êtes moins abstraits, vous leur offrez un chif­fon de papier.

Je vous remer­cie beau­coup de tant de bon­té, de tant de grat­i­tude, messieurs. Je préfère être un cynique con­scient de mes droits qu’un auto­mate, qu’une cariatide.

Dès que j’eus pos­ses­sion de ma con­science, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre pré­ten­due morale, qui prône le respect de la pro­priété comme une ver­tu, alors qu’en réal­ité il n’y a de pires voleurs que les propriétaires.

Estimez-vous heureux, messieurs, que ce préjugé ait pris racine dans le peu­ple, car c’est là votre meilleur gen­darme. Con­nais­sant l’impuissance de la loi, de la force pour mieux dire, vous en avez fait le plus solide de vos pro­tecteurs. Mais prenez‑y garde ; tout n’a qu’un temps. Tout ce qui est con­stru­it, édi­fié par la ruse et la force, la ruse et la force peu­vent le démolir.

Le peu­ple évolue tous les jours. Voyez-vous qu’instruits de ces vérités, con­scients de leurs droits, tous les meurt-de-faim, tous les gueux, en un mot, toutes vos vic­times, s’armant d’une pince-mon­seigneur ail­lent livr­er l’assaut à vos demeures pour repren­dre leurs richess­es, qu’ils ont créées et que vous leur avez volées. Croyez-vous qu’ils en seraient plus mal­heureux ? J’ai l’idée du con­traire. S’ils y réfléchissent bien, ils préfér­eraient courir tous les risques plutôt que de vous engraiss­er en gémis­sant dans la mis­ère. La prison… le bagne… l’échafaud ! dira-t-on. Mais que sont ces per­spec­tives en com­para­i­son d’une vie d’abruti, faite de toutes les souf­frances. Le mineur qui dis­pute son pain aux entrailles de la terre, ne voy­ant jamais luire le soleil, peut périr d’un instant à l’autre, vic­time d’une explo­sion de grisou ; le cou­vreur qui péré­grine sur les toi­tures peut faire une chute et se réduire en miettes ; le marin con­naît le jour de son départ, mais il ignore s’il revien­dra au port. Bon nom­bre d’autres ouvri­ers con­tractent des mal­adies fatales dans l’exercice de leur méti­er, s’épuisent, s’empoisonnent, se tuent à créer pour vous ; il n’est pas jusqu’aux gen­darmes, aux policiers, vos valets qui, pour un os que vous leur don­nez à ronger, trou­vent par­fois la mort dans la lutte qu’ils entre­pren­nent con­tre vos ennemis.

Entêtés dans votre égoïsme étroit, vous demeurez scep­tiques à l’égard de cette vision, n’est-ce pas ? Le peu­ple a peur, sem­blez-vous dire. Nous le gou­ver­nons par la crainte de la répres­sion ; s’il crie, nous le jet­terons en prison ; s’il bronche, nous le déporterons au bagne ; s’il agit, nous le guil­lotinerons ! Mau­vais cal­cul, messieurs, croyez‑m’en. Les peines que vous infligerez ne sont pas un remède con­tre les actes de révolte. La répres­sion, bien loin d’être un remède, voire un pal­li­atif n’est qu’une aggra­va­tion du mal.

Les mesures cor­rec­tives ne peu­vent que semer la haine et la vengeance. C’est un cycle fatal. Du reste, depuis que vous tranchez des têtes, depuis que vous peu­plez les pris­ons et les bagnes, avez-vous empêché la haine de se man­i­fester ? Dites ! Répon­dez ! Les faits démon­trent votre impuis­sance. Pour ma part, je savais per­tinem­ment que ma con­duite ne pou­vait avoir pour moi d’autre issue que le bagne ou l’échafaud. Vous devez voir que ce n’est pas ce qui m’a empêché d’agir. Si je me suis livré au vol, ça n’a pas été une ques­tion de gains, de livres, mais une ques­tion de principe, de droit J’ai préféré con­serv­er ma lib­erté, mon indépen­dance, ma dig­nité d’homme, que me faire l’artisan de la for­tune d’un maître. En ter­mes plus crus, sans euphémisme, j’ai préféré être voleur que volé.

Certes, moi aus­si je réprou­ve le fait par lequel un homme s’empare vio­lem­ment et avec ruse du fruit du labeur d’autrui. Mais c’est pré­cisé­ment pour cela que j’ai fait la guerre aux rich­es, voleurs du bien des pau­vres. Moi aus­si je voudrais vivre dans une société où le vol serait ban­ni. Je n’approuve et n’ai usé du vol que comme moyen de révolte pro­pre à com­bat­tre le plus inique de tous les vols : la pro­priété individuelle.

Pour détru­ire un effet, il faut au préal­able en détru­ire la cause. S’il y a vol, ce n’est que parce qu’il y a abon­dance d’une part et dis­ette de l’autre ; que parce que tout n’appartient qu’à quelques-uns. La lutte ne dis­paraî­tra que lorsque les hommes met­tront en com­mun leurs joies et leurs peines, leurs travaux et leurs richess­es ; que lorsque tout appar­tien­dra à tous.

Anar­chiste révo­lu­tion­naire j’ai fait ma révolution
Vienne l’Anarchie